Henri Alleg La Question بازجویی
par Marion Van Renterghem
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Marion Van Renterghem
Henri Alleg est mort mercredi 17 juillet, trois jours avant son quatre-vingt-douzième anniversaire. A cette occasion, nous republions ce portrait, écrit à la sortie de ses mémoires, en septembre 2005.
Après ses années de combat pour l'indépendance de l'Algérie, ce militant pur et dur du Parti communiste fut reporter à L'Humanité, rédigea une énorme Histoire de la guerre d'Algérie , écrivit des ouvrages peu amènes sur les Etats-Unis et d'autres sur les anciennes colonies tsaristes en Asie centrale, tout en parcourant les écoles de France pour raconter son expérience.
Rien ne destinait ce fils de juifs russo-polonais à se trouver un jour en Algérie, encore moins à en faire sa patrie d'adoption. Bizarrement, c'est à Londres que prend racine la Mémoire algérienne d'Henri Alleg. Londres, où ses grands-parents s'établirent boulangers pour fuir les pogroms et la misère, Londres, où lui-même vit le jour avant que ses parents, dans les années 1920, ne viennent s'installer comme "tailleurs anglais" à Paris.
Le petit Henri serait pharmacien, son père l'avait décidé. Mais l'enfant grandit, voyage, passe des vacances sans le sou en Grèce, en Italie, en Algérie, commence vaguement des études de lettres à la Sorbonne et se surprend à ne rêver que d'Alger, la ville blanche aux odeurs d'anisette et de sardine grillée. Au printemps 1940, à 19 ans, le jeune Henri Salem (Alleg sera son pseudonyme de clandestinité) embarque à Marseille en pleine "drôle de guerre" et pose son sac à l'auberge de jeunesse d'Alger.
Ses rencontres le guident. Henri vit de métiers provisoires et se lie avec de nouveaux arrivants fuyant l'invasion allemande comme avec des militants algériens indépendantistes. "Je n'avais pas assez d'expérience politique pour faire le lien entre les deux problèmes, écrit-il : celui de la défaite nécessaire du fascisme et celui de la libération de l'Algérie. Il me faudra, pour en prendre conscience, devenir réellement communiste." Il devient peu à peu militant à temps plein du Parti communiste algérien (PCA) et rencontre alors une sympathisante, Gilberte, avec qui il aura deux enfants et dont ne le sépareront plus que ses cinq années passées en prison.
En 1951, Henri Alleg devient directeur du quotidien Alger républicain , radicalisant la ligne d'un journal qui accueille notamment Albert Camus, héraut d'une gauche progressiste favorable à l'assimilation, dénonçant l'injustice et les discriminations sans aller jusqu'à la remise en cause du système colonial.
Menacé, fréquemment saisi, Alger républicain est ensuite carrément interdit. Henri Alleg, qui avait déjà été incarcéré à la suite d'un éditorial, entre dans la clandestinité. C'est le temps de la bataille d'Alger (janvier 1957), des arrestations musclées et des incarcérations sans jugement, de la pratique systématique de la torture. Piégé lors d'une visite chez son ami communiste Maurice Audin, Henri Alleg tombe entre les mains de la 10e DP et passe au supplice de l'eau, du feu, de la gégène.
De là naît La Question . Ecrit en cachette à la prison de Barberousse, d'une écriture microscopique et sur des papiers pliés en mille morceaux de façon à tenir dans le bout d'une pantoufle, pour échapper à la fouille. L'avocat du FLN et du Parti communiste algérien, Léo Matarasso, se charge de le faire publier à Paris. Tous les éditeurs contactés s'enthousiasment, mais un seul prend le risque de le publier : Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit. L'un des premiers à saluer ce livre-événement, dans France-Observateur, est un certain Edgar Morin.
Le sociologue, jadis "le meilleur copain" d'Henri quand ils étaient ensemble au collège à Paris, s'est à l'époque déjà éloigné, en rompant avec le Parti dans les années d'après-guerre, de celui qui s'obstine à vouer au PCF une fidélité orthodoxe. La fracture s'élargira lorsque Henri Alleg, après sa libération des prisons algériennes, se rendra à Berlin-Est pour y clamer : "Je suis sur une terre de liberté." Edgar et Henri ne se revoient plus.
"En fait, on ne s'est expliqués sur rien , constate Edgar Morin. Au lycée, Henri était un rouquin un peu gros et à l'esprit très vif, qui aimait plaisanter et taquiner. On s'amusait à faire des poèmes ridicules, des parodies de tas de choses. Vers 1934, alors que j'étais politiquement sceptique, oscillant entre réformisme et révolutionnarisme, il se disait anarchiste. Quand il est parti pour l'Algérie, on a gardé des contacts épistolaires, mais nous n'étions plus en communauté d'idées politiques. La guerre avait fait de nous des communistes, il l'est resté malgré la glaciation stalinienne, les procès de sorcières. Il était profondément à l'intérieur du système, il a cru en l'Union soviétique, il a vécu cette illusion et il l'a gardée. On ne s'est plus parlé ."
Henri Alleg sourit, adore bavarder, digresse, prend tous les sujets au vol. Revient souvent sur "la caricature que l'on dresse du passé soviétique et les critiques faites sans réflexion sur les pays socialistes" . Et Arthur London, passé comme lui à la question ? "Je trouve choquant l'utilisation sans nuances de ces révélations pour condamner tout un système et tout ce qui a pu être positif dans ces pays" , répond-il, toujours chaleureux. Trop occupé par le livre noir des impérialismes capitalistes. Et comme saisi par le dogme du Parti, qu'il n'a jamais quitté, au point d'en oublier son propre courage et ce que l'Histoire lui doit.
Ce petit homme souriant qui vient nous chercher à la gare de Palaiseau, la tête rouquine dépassant à peine du volant de sa voiture et le bavardage immédiatement intarissable, aurait tendance à faire oublier qu'il est à lui seul un livre mythique : La Question , témoignage des séances de torture que lui fit subir l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Ecrit clandestinement en prison et publié en France en 1958 avant d'être aussitôt saisi par les autorités, ce texte bref et puissant ébranla les consciences et contribua à nourrir le débat sur la pertinence du maintien de ce "département français".
Dans le pavillon de la banlieue parisienne où il s'est retiré depuis longtemps avec Gilberte, sa femme et compagne de toujours en militantisme, Henri Alleg a fini par se décider à rédiger ses Mémoires. "A 84 ans, que voulez-vous que j'écrive d'autre ?" , demande-t-il simplement. Pourquoi en effet chercher d'autre sujet que soi-même, quand sa propre vie rejoint l'Histoire ?Après ses années de combat pour l'indépendance de l'Algérie, ce militant pur et dur du Parti communiste fut reporter à L'Humanité, rédigea une énorme Histoire de la guerre d'Algérie , écrivit des ouvrages peu amènes sur les Etats-Unis et d'autres sur les anciennes colonies tsaristes en Asie centrale, tout en parcourant les écoles de France pour raconter son expérience.
Rien ne destinait ce fils de juifs russo-polonais à se trouver un jour en Algérie, encore moins à en faire sa patrie d'adoption. Bizarrement, c'est à Londres que prend racine la Mémoire algérienne d'Henri Alleg. Londres, où ses grands-parents s'établirent boulangers pour fuir les pogroms et la misère, Londres, où lui-même vit le jour avant que ses parents, dans les années 1920, ne viennent s'installer comme "tailleurs anglais" à Paris.
Le petit Henri serait pharmacien, son père l'avait décidé. Mais l'enfant grandit, voyage, passe des vacances sans le sou en Grèce, en Italie, en Algérie, commence vaguement des études de lettres à la Sorbonne et se surprend à ne rêver que d'Alger, la ville blanche aux odeurs d'anisette et de sardine grillée. Au printemps 1940, à 19 ans, le jeune Henri Salem (Alleg sera son pseudonyme de clandestinité) embarque à Marseille en pleine "drôle de guerre" et pose son sac à l'auberge de jeunesse d'Alger.
Ses rencontres le guident. Henri vit de métiers provisoires et se lie avec de nouveaux arrivants fuyant l'invasion allemande comme avec des militants algériens indépendantistes. "Je n'avais pas assez d'expérience politique pour faire le lien entre les deux problèmes, écrit-il : celui de la défaite nécessaire du fascisme et celui de la libération de l'Algérie. Il me faudra, pour en prendre conscience, devenir réellement communiste." Il devient peu à peu militant à temps plein du Parti communiste algérien (PCA) et rencontre alors une sympathisante, Gilberte, avec qui il aura deux enfants et dont ne le sépareront plus que ses cinq années passées en prison.
En 1951, Henri Alleg devient directeur du quotidien Alger républicain , radicalisant la ligne d'un journal qui accueille notamment Albert Camus, héraut d'une gauche progressiste favorable à l'assimilation, dénonçant l'injustice et les discriminations sans aller jusqu'à la remise en cause du système colonial.
Menacé, fréquemment saisi, Alger républicain est ensuite carrément interdit. Henri Alleg, qui avait déjà été incarcéré à la suite d'un éditorial, entre dans la clandestinité. C'est le temps de la bataille d'Alger (janvier 1957), des arrestations musclées et des incarcérations sans jugement, de la pratique systématique de la torture. Piégé lors d'une visite chez son ami communiste Maurice Audin, Henri Alleg tombe entre les mains de la 10e DP et passe au supplice de l'eau, du feu, de la gégène.
De là naît La Question . Ecrit en cachette à la prison de Barberousse, d'une écriture microscopique et sur des papiers pliés en mille morceaux de façon à tenir dans le bout d'une pantoufle, pour échapper à la fouille. L'avocat du FLN et du Parti communiste algérien, Léo Matarasso, se charge de le faire publier à Paris. Tous les éditeurs contactés s'enthousiasment, mais un seul prend le risque de le publier : Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit. L'un des premiers à saluer ce livre-événement, dans France-Observateur, est un certain Edgar Morin.
Le sociologue, jadis "le meilleur copain" d'Henri quand ils étaient ensemble au collège à Paris, s'est à l'époque déjà éloigné, en rompant avec le Parti dans les années d'après-guerre, de celui qui s'obstine à vouer au PCF une fidélité orthodoxe. La fracture s'élargira lorsque Henri Alleg, après sa libération des prisons algériennes, se rendra à Berlin-Est pour y clamer : "Je suis sur une terre de liberté." Edgar et Henri ne se revoient plus.
"En fait, on ne s'est expliqués sur rien , constate Edgar Morin. Au lycée, Henri était un rouquin un peu gros et à l'esprit très vif, qui aimait plaisanter et taquiner. On s'amusait à faire des poèmes ridicules, des parodies de tas de choses. Vers 1934, alors que j'étais politiquement sceptique, oscillant entre réformisme et révolutionnarisme, il se disait anarchiste. Quand il est parti pour l'Algérie, on a gardé des contacts épistolaires, mais nous n'étions plus en communauté d'idées politiques. La guerre avait fait de nous des communistes, il l'est resté malgré la glaciation stalinienne, les procès de sorcières. Il était profondément à l'intérieur du système, il a cru en l'Union soviétique, il a vécu cette illusion et il l'a gardée. On ne s'est plus parlé ."
Henri Alleg sourit, adore bavarder, digresse, prend tous les sujets au vol. Revient souvent sur "la caricature que l'on dresse du passé soviétique et les critiques faites sans réflexion sur les pays socialistes" . Et Arthur London, passé comme lui à la question ? "Je trouve choquant l'utilisation sans nuances de ces révélations pour condamner tout un système et tout ce qui a pu être positif dans ces pays" , répond-il, toujours chaleureux. Trop occupé par le livre noir des impérialismes capitalistes. Et comme saisi par le dogme du Parti, qu'il n'a jamais quitté, au point d'en oublier son propre courage et ce que l'Histoire lui doit.
Marion Van Renterghem
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